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Tour des Ducs de Savoie (TDS - UTMB) - Récit d'un trailer
15 Octobre 2017 - Patrick BRUN (Membre commission Image & Communication)

De gauche à droite sur la photo : Jean-Claude Dubois, Eric Aubry et Stéphane Liebmann.

Ce qui nous réunit tous les trois sur cette photo, c'est une course. Pour être précis, nous avons couru ce que l'on appelle un ultra trail. D'une distance de 120 kms. Cette course s'appelle la TDS, Tour des Ducs de Savoie, enchantés Messieurs ! Elle fait partie du sommet mondial des trails du Mont Blanc qui a lieu chaque année depuis 15 ans. Pour tous les trailers, c'est une sorte de graal.

Ce qui nous réunit aussi tous les trois, et sans généraliser, je pense que c'est aussi vrai pour tous les coureurs, c'est un retour d'expérience, pas forcément extraordinaire, mais des leçons apprises, et ce dont nous avons pris conscience en cours de route en mettant notre corps en mouvement pour longtemps.
Ce que nous savons mes frères de courses et moi, au départ, c'est que nous avons compris que la souffrance est un choix individuel ; on ne pourra pas éviter d'avoir mal.
Je devrais dire mes deux Grands frères de course : Stéphane Liebmann, des milliers de bornes au compteur dans des endroits improbables, un passionné de la première heure du trail, un guerrier à chaque départ. Et Jean-Claude Dubois, lui aussi grand trailer inusable, vainqueur de l'Enfer de l'Aube 2017 !

7200 mètres de dénivelé positif nous attend. Je n'ai aucune conscience de ce que cela peut représenter dans la réalité, nous sourions... Lors de nos entrainements "côtes", nous avions bien du mal à atteindre 800 mètres de dénivelé à force d'user cette pente de Laines aux bois d'allers-retours. Nous sommes bien loin du compte cette fois-ci.

Presque 6 h 00. Tous réunis dans la nuit derrière l'arche de départ, au centre de Courmayeur en Italie. Le tumulte de 1850 coureurs, beaucoup de voix, de paroles échangées, comme pour se vider, se séparer de cette fonction de langage avant le grand et long silence. Je ne sais plus pourquoi je suis venu, pourquoi je suis là. Je ne comprends rien ou pas grand-chose, nous sommes plus de 60 nationalités représentées. Regards à la dérobée. Nous avons tous les mêmes yeux : vides. Le regard est déjà tourné à l'intérieur de nous-mêmes. Le milieu des fronts vibre de mantras personnels que l'on se récite, je crois, pour se stimuler. Je remarque des objets, des fanions fétiches... Pour ma part, c'est un bandana noir au nom d'un village de montagne, le Grand Bornand, où j'aime aller me ressourcer, et un T-Shirt bleu, cadeau d'un ami cher. Une phrase, un souvenir, n'importe quoi pour tenir le coup. Sans compter le surplus de barres énergétiques, de gels, de poudres "booster", graines de chia gonflées au lait d'amande... Tout est bon. Nous sommes tous plein à ras bord d'énergie et tout est égal. Il n'y aura ni victoire, ni défaite, la course en vaut la peine.

C'est le départ ! Nous serrons les mains, on se souhaite bonne chance, bonne course, nous sommes tous frères d'une volonté impeccable. Un premier dénivelé de 1000 mètres nous attend dans 20 minutes...

À quoi pensez-vous ? 120 kms c'est long ! Alors à quoi pensez-vous pendant tout ce temps ? Depuis que nous sommes revenus, c'est cette question qui revient très souvent.
Comment faites-vous ? C'est pas ennuyeux de courir aussi longtemps, vous devez trouver le temps long, non ?

La première ascension nous mène au Col Chécrouit, nous mène aussi dans un brouillard épais. Je ne sais plus où je vais. Je sais que le jour se lève, et qu'il n'existe aucun moyen de revenir au point de départ. Nous continuons. Au refuge Elisabétha, de grandes masses noires commencent à dissoudre le brouillard. J'entends autour de moi : hé ! C'est les grandes Jorasses ! Regardez !
Dans ces voix, je perçois de la crainte et du respect. Mon regard s'attache à cette masse noire mythique qui finit par effacer et remplacer le brouillard.
Lumière !
Des chamois au-dessus de nos têtes, nous prenons de la hauteur, le lac Combal se révèle entièrement dans la lumière matinale, il est magnifique.
Nous remontons ensuite le Val Veny en grande beauté. Sauvage ! Graminées jaunes, flaques d'eau oranges, roches blanches qui poussent à la surface comme des dents de lait. Je commence aussi à sentir le besoin immense de devenir à mon tour sauvage et de créer sous chacune de mes foulées un monde nouveau.

La fatigue se fait un peu sentir. J'essaie de conserver mon rythme, important pour les tâches de longue haleine. Nous ne courons plus ensemble, Stéphane, Jean-Claude et moi. Il est très difficile de courir au même rythme qu'un autre. Nous avons notre longueur d'onde intérieure, la différence est infime, mais c'est celle-ci et pas une autre qu'il nous faut. L'idée des autres qui courent devant ou derrière moi est toujours présente, ça ne peut en être autrement, ils sont bien là.

Mais à quoi pensez-vous ?

Nous quittons l'Italie, la vallée d'Aoste, du haut du col du Petit Saint Bernard. Une voie romaine nous entraine dans une longue descente jusqu'à Bourg Saint Maurice. Des tables, des bancs. S'assoir un peu ? Boire, manger. Des haut-parleurs nous annoncent la couleur :
- " Prenez votre temps, reposez-vous. Que ceux qui ne se sentent pas en super forme, attention ! Chaleur annoncée ! Envisagez l'abandon s’il le faut"

Je suis à côté du fort de la Platte, bien au-dessus de Bourg St Maurice. Le dénivelé a été terrible, 2000 mètres, interminable. Beaucoup de pauses. Il fait chaud, le soleil est bien haut lui aussi.
J'ai mal. Je ne peux rien faire pour l'éviter. J'essaie de ressentir l'ascendance du parcours, la force tellurique sous mes pieds. Je l'absorbe, la remonte en moi, me fait grandir. Je m'efforce de garder intact la jubilation qu'éprouve encore mon corps à tous ces efforts.

À quoi pensez-vous donc ?

À presque plus rien. Mes alliés de toujours m'ont rejoint, ma tête se remplit de musique. Arcade fire est venu à mon aide : Everything now !
Ma foulée devenue musicale ride la surface du lac Esola. Au col du Passeur de Pralognan (2567 m), des bénévoles nous promettent, en sortant de derrière leurs dos des verres de vin, qu'au prochain ravitaillement, nous aurons droit nous aussi à un verre de Coulanges. C'est assez pour nous entrainer dans une descente très raide et vertigineuse que nous dévalons grâce à des cordes et des chaines. Je garde le cap sur la descente qui devient douce, et sur le verre de Bourgogne.

Tu ne trouvais pas le temps long ? À quoi pensais-tu ?

À rien. Ravitaillement au Cormet de Roselend. Assistance pour ceux qui ont. Je prends machinalement une assiette de pâtes, m'assois à côté d'un Italien. On se regarde. Nous regardons notre assiette. On se regarde à nouveau, et on se lève tous les deux. Nous ne mangerons pas ces pâtes !... Pas de Parmesan dessus ! Ni de Coulanges. Mes lèvres réclament de ce Bandol de chez Lulu Tempier que j'avais bu avec mon ami Jimquelques jours auparavant, histoire de fêter mon départ pour le Mont Blanc.
Je ne peux rien avaler. Envie de rien. Sauf de repartir au plus vite.

À quoi penses-tu ?

Bizarrement, je suis obnubilé par la couleur de mon urine. Mon coach Stéphane m'avait raconté que sur cette même course qu'il a déjà faite, son urine avait foncé ; du sang s'y était mêlé, signe que son organisme commençait à dérailler. Alors le peu que j'urinais, j'en observais attentivement la couleur. Bon ça va encore, mais je sens bien que mon corps ne fonctionne pas comme d'habitude. Tout se réduit à l'intérieur de moi à l'essentiel de mes fonctions.

Nous gravissons le col de la Sauce jusqu'au hameau de la Gitte et sa chapelle de notre Dame des neiges. On remonte vers le col de la Gitte. Et voilà la nuit. Tout repose. Nous attendons l'extrême limite de la visibilité pour sortir nos frontales. De peur, peut être, de quitter cette continuité depuis le départ. S'éclairer, c'était comme passer dans un monde inconnu. Retardons encore un peu ce moment. Là-haut, le crépuscule nous appartient et libère sur nous l'énergie restante de cette journée.
J'allume ma frontale/ferme mes yeux, un instant. Pour voir, sans comprendre, le rêve que je vis dans l'espace infini qui fuit devant moi.

Tu ne trouvais pas le temps long ? À quoi pensais-tu ?

Pour ma part, je cours sans montre. À aucun moment je n'éprouve la curiosité de connaitre l'heure ; je cours pour échapper au temps.
Je ne pense plus. Incapable. Je ne suis que concentration sur moi-même. Tout s'élimine. Mon esprit est vide. Je ne sais plus rien. Mon corps est toujours en mouvement. Toute vie en moi est libre, mes cellules fonctionnent pour elles-mêmes, pures de toute commande. C'est une concentration extrême de chaque organe, cellule, de tout ce qui est vivant en moi. Les particules asséchées de mon corps s'adressent chimiquement à la pluie fine que j'entends tomber. Je suis fatigué. Mon corps réclame de l'énergie, je ne peux rien avaler. Où en sont Stéphane et Jean-Claude ?
Je traverse la Grande Pierrière jusqu'au col du Joly.
Deux cercles brillants et magnétiques se placent brusquement devant moi. Mon corps s'arrête net de frayeur. C'est un bouquetin dans la nuit. Il a aussi peur que moi. A-t-il vu mes yeux brillants et effrayants ? Nous détalons chacun de notre côté.

Une tête dans la nuit ! Un homme se met à chanter devant moi, je ne vois que son visage barbu éclairé par-dessous, ou de l'intérieur ? Sa voix s'accélère sur des paroles d'un psaume et il s'accompagne d'un accordéon. J'accélère aussi, sans le décider, sa voix commande directement à mes cellules.

Un phare. Je vois un phare en levant bien haut les yeux. Il nous attire dans sa lumière, on s'échoue sur le sentier très raide, écrasés par la presque verticalité du col du Tricot. Cette pente très raide est un trou noir. Elle m'absorbe. Et de grandes rafales de pluie et de vent me collent contre le sentier. Je ne sais pas ce qu'il y a après, comment je vais traverser ce trou noir, sous quelle forme ?

  • "Si je pouvais courir comme Murakami, avoir 3 jambes comme les moutons à 5 pattes !" Mais qui parle !? Une japonaise devant moi s'est retournée. Elle fait une pause, me regarde la rattraper.
  • "Aller au sud de la frontière, à l'ouest du soleil !" Quoi ? La japonaise me parle, je la comprends, pourtant ses lèvres sont closes. Un trait barre son visage à l'horizontal. Des perles de sueurs bouillonnent sur ses joues et autour de ses yeux. D'où sort-elle toute cette eau ?

J'ai soif, j'ai froid, suis fatigué.
La japonaise s'élève vers le phare, son visage muet tourné vers moi, et des éclats de rire explosent dans mes oreilles et me disent :

  • "Laisse ton esprit s'en aller libre"
    Je me laisse emporter par une douce descente et la fierté d'être passé derrière le phare. Je regarde mes jambes, elles avancent. Droit sur Bellevue, avant de plonger sur Les Houches LCD Sound System est avec moi. Mes jambes sans aucun doute ont appelé James Murphy.
  • "We all we all we all we all know this is nothing"
    Mon corps photosynthétise la musique, la transforme en gazoil pour mes jambes.

Nous arrivons aux Houches après une plongée interminable qui disloque mes genoux. Je comprends alors que c'est bientôt la fin de la course. Je suis épuisé et pourtant mes jambes accélèrent, libres et folles. Elles osent tout, encore, et je veux me consumer totalement à l'intérieur de mes limites.

Chamonix.
Sur les derniers mètres, la réalité tente déjà de me rattraper. Non ! Pas déjà ! Un camion poubelle roulant devant moi m'empêche de voir toute l'avenue qui mène au porche d'arrivée et soudain, me donne un indice temporel ; le jour va se lever, et l'aiguille du midi finit de découper la nuit.

Très fatigués tous les trois, nous nous sommes allongés, enfin, sur nos lits. Nos corps baignent à l'horizontal dans cette fierté que l'on éprouve à être allé au bout.
Nous n'arrivons pas à dormir. Pourtant, nous ne sommes ni énervés, ni excités par la course que l'on ne ressasse pas encore. Je suis même curieusement détaché... Je sens que mon métabolisme en a pris un coup, et rend mon corps et mon esprit hypersensible. Une autre course continue, celle de le connaissance de soi.

Je suis assis, seul, à la terrasse d'un bar, un verre de Prosecco frais à mes lèvres. J'ai lâché Stéphane et Jean-Claude égoïstement. Je me suis surtout écarté de l'effervescence de l'UTMB, éloigné de tous ces sportifs. J'ai le sourire fragile à mes lèvres, mes jambes sont raides, courbaturés et le dos en compote. Je me découvre vivant et présent, mais dans quel monde ? Le Mont Blanc veille sur moi. Ah ! Qu'il est bon ce Prosecco !

Mais à quoi pensais-tu pendant tout ce temps ?

Cette question, quand je l'entends encore aujourd'hui, m'ouvre à nouveau cette parenthèse, ou plutôt cette ouverture dans le temps que m'a offert cette course.
Et, lorsque cette vision vient à nouveau à moi, je me retrouve, prêt, furieusement et obsessionnellement, à courir, courir, courir, COURIR COURIR

Eric Aubry

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